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Avr
01

Souvenirs de Canmore

Souvenirs de Canmore par Paul Junique

 » Canmore, next two exits « . Ce n’est pas en français, mais j’ai compris; on est rendu. Je saute dans mes lycras et me voilà au Centre de ski de fond. C’est comme un Mont-Sainte-Anne ou chez Ti-Jean : un vrai stationnement d’asphalte, une demi-douzaine de salles de fartage avec autant de toilettes, une salle de conférences, un sauna, un gymnase, une cafétéria avec baie vitrée donnant sur un plateau de départ entouré de gradins, une piste de biathlon, le tout dans un cadre à vous couper le souffle.

Le décor étant planté, je vous présente les acteurs : les Maîtres du monde entier. Ceux du Québec, je vais les rencontrer les uns après les autres, certains en train de farter, d’autres qui vont skier, d’autres qui ont déjà skié et quelques-uns encore en civil qui iront skier plus tard.

J’ai choisi la salle de fartage numéro 6 comme quartier général pour les dix jours à venir. À peine installé, j’ai été confronté à la célébrité. Deux jeunes sont entrés pour demander des autographes. Les deux anciennes membres de l’équipe canadienne qui fartaient, ayant l’air gêné, je me suis dévoué. J’ai apposé mon paraphe sur une veste de sport et sur plusieurs listes de participants. J’aurais bien aimé dédicacer ma photo, mais les deux  » groupies  » ne l’avaient pas encore découpée dans le journal.

La rançon de la gloire une fois acquittée, je me suis délié les skis sur la piste 15A, celle qu’on fera deux fois demain dans le 30 km. Quelle qualité ! On se croirait sur le Mont-Royal : autoroute centrale pour le style libre, traces doubles sur les côtés pour le style classique, neige artificielle au départ, interdiction de promener son chien, même en laisse.

Le  » coach  » m’avait conseillé quelques sprints. J’ai bien essayé d’en faire un, mais je me suis étouffé avant la fin. Pour éviter le bouche-à-bouche de Gaston [Leblanc] et Gaëtan [Beaulieu] qui arrivaient, je me suis ranimé tout seul. Ces deux grands spécialistes de l’Ouest m’ont rappelé les méfaits de l’altitude sur le maître skieur : mal de tête, souffle court, cœur bloqué à 180 pulsations/minute [au repos]. Tous les symptômes que j’ai décelés dans mon sprint. Ça m’a réconforté, je suis normal, demain j’aurai de la misère dans les côtes. J’ai terminé la promenade en économisant mes forces et pour récupérer, je suis allé visiter le village avec Carole.

Les rues sont perpendiculaires, pleines de poussières, de glace et de roches. On n’utilise pas de sel en Alberta. L’architecture laisse à désirer. Entre le chalet suisse, la devanture western, la façade en bois rond et les baies vitrées de la Maison des vins, ça manque d’uniformité. Un réseau de sentiers de jogging sillonne le village et longe la rivière. Avec tous les cafés, les hôtels, les motels et les  » bed and breakfast « , c’est sûrement un coin touristique et granola. Les sandwichs sont au germe de soya, les soupes au miso ou au tahini, les jus aux carottes et les muffins au son, sans gras.

Bon, fini le tourisme, il faut aller se reposer.

25 février — Inutile de dire que j’ai mal dormi, tous les maîtres ont mal dormi avant la première course. L’avantage, c’est qu’à 7 heures, j’étais dans la salle de fartage, lavé, rasé, habillé et prêt à affronter les 30 km de la première compétition.

Je ne décrirai pas les différentes épreuves, chaque maître que vous rencontrerez pendant l’année à venir va vous raconter ses exploits dans les moindres détails. Je vais plutôt m’attarder sur l’ambiance. Tout commence à 7 h 30 par un grésillement de haut-parleurs suivi d’un  » O Canada  » patriotique. C’est normal, on reçoit. Ensuite, le disc-jockey local a choisi du Wagner ou du Mahler. Ça, par contre, c’est pas normal. Dans le décor embrumé des Rocheuses, ça fait triste et angoissant et c’est pas terrible pour la relaxation.

Dans les salles de fartage, c’est la java des klisters pour ceux qui font du classique et la valse des gliders pour les autres. Les  » Monsieur Toko  » de l’Ouest sont partout, prodiguant leurs précieux conseils. Je vous livre une de leurs recettes : la  » Spécial 30 km classique « . Pochette de fartage correctement sablée. Une couche de Viola Toko [klister]. On fait geler. On recouvre avec une autre couche de Viola mélangée à une couche de Klister multigrade Toko. On fait geler. On recouvre d’un peu de Multigrade Toko. On fait geler. On crayonne plusieurs couches de Dibloc Dark Blue Toko. Avec ça sous le talon tu ressembles à une auto de course avec l’arrière relevé. Ça fait sport.

Pour les tests de glisse, une file de skieurs en position aérodynamique descend une petite pente, les fesses serrées pour aller le plus loin possible. Plus tu vas loin, plus tu as le sourire.

Le plateau de départ, ça vaut la photo. Par catégorie  — H1, H2 … F1, F2 … —  les maîtres vont aller toutes les 10 minutes se ranger sur les douze traces de départ. Le micro prévient qu’il reste 30 secondes, le répète en anglais et en allemand et après, ça démarre. La foule crie, les cloches s’agitent, les caméras crépitent et la catégorie suivante se présente à son tour. Ceux qui sont partis ont 100 mètres pour tester leur double-poussée et une petite butte pour tester la solidité de leurs bâtons. Après ça, on ne les voit plus. Dès que les premiers coureurs commencent à rentrer, un panneau électronique annonce leurs performances. C’est le début des longues discussions d’après-course. On compare les temps, on se congratule, on se statistique, on vante le fartage, on critique le fartage, on pense à la bière et on va vite attendre les amis qui n’ont pas encore terminé.

L’après-midi le scénario recommence, en style libre cette fois.

Un des grands moments de cette première journée s’est déroulé dans les toilettes de la salle de fartage numéro 6. J’ouvre la porte et je trouve Gaston [Leblanc] et Victor [Mikheev], un russe H6, qui se changent après leur course. Ni l’un ni l’autre ne comprend son interlocuteur, mais la conversation est animée, chacun renseignant l’autre sur ses performances. Tout ça avec rires, claques dans le dos, gestes et embrassades. C’est incroyable les progrès accomplis depuis la fin de la guerre froide : vous imaginez Kroutchev et Kennedy, dans une toilette, discutant en riant de techniques de fartage ?? Gaston et Victor ont réussi. Bravo !

Ma course, en style libre, a été satisfaisante. À l’arrivée, on m’a donné un kleenex, un yogourt et un bec [le bec, c’est Carole qui me l’a donné].

En revenant au village, le long de la rivière, quatre Wapitis discutaient. J’ai caché l’auto et on a rampé Carole et moi jusqu’à l’eau. Aplatis dans la neige, on approchait quand j’ai entendu  » Hé ! les touristes, prenez votre photo et sauvez-vous, on broute.  » C’est l’odeur du défartant qui a dû les alerter.

Petit magasinage au IGA local, souper, dodo.

26 février — Aujourd’hui, congé de compétition. Je vais encourager les femmes et les aînés. Surtout les aînés. Quelle fierté de voir toutes ces têtes blanches se lancer à l’assaut des pistes. Avec trente à quarante ans de plus que moi, ces athlètes me donnent une bonne leçon d’humilité. Ce sont eux qui m’impressionneront le plus pendant ces compétitions. Ceux qui osent les appeler  » les vieux  » devraient essayer de les suivre sur quelques kilomètres. Leur vocabulaire changerait.

Après la course, j’ai testé mon fartage dans la 15B, la piste réservée au 15 km classique. J’ai décollé deux fois dans les premiers kilomètres ; par chance, les montées qui suivent m’ont un peu ralenti. Beaucoup même; demain ça va être dur.

Dans une des salles du centre de ski, les photos de la veille sont exposées. Tous les maîtres sont là, le visage crispé par l’effort, dans les positions les plus spectaculaires. Tiens ! ma photo a disparu. J’ai l’impression qu’ils l’ont envoyée à  » Trax  » pour leur prochaine couverture.

27 février — Le rituel du fartage, du test de glisse et de la ligne de départ [sur laquelle je suis encore placé dernier] se répète. Celui de l’arrivée aussi : kleenex, yogourt, bec. Je pensais finir dans les dix premiers, et dans les trois premiers canadiens. Aucun de mes objectifs n’étant atteint, je vais me consoler à Banff.

Le paysage est moins spectaculaire qu’à Canmore, mais les hôtels, motels, cafés, boutiques sont plus nombreux. Heureusement, il y a un McDonald non granola. J’entre,  » Bonjour, je peux vous aider ? « , en anglais bien sûr. Avant que j’aie pu étaler mon vocabulaire anglais, la serveuse répète en Japonais. Rassuré par une telle preuve de bilinguisme, j’ai commandé un numéro trois.

Au Lake Louise on a été très déçu. Ça ne ressemble pas du tout à la carte postale que Carole a achetée. Au lieu d’un beau lac bleu entouré de sapins verts avec en arrière-plan un glacier et une énorme masse rocheuse, on se trouve face à un lac gelé et de la neige partout. Ou bien ce n’est pas le bon Lake Louise, ou bien la carte postale est fausse.

Ce soir c’est la remise des médailles pour les Canadiens. Pierre [Harvey] est passé maître dans l’art de les accrocher au cou. L’ambiance est chaleureuse et les applaudissements surchauffent la salle. Après la cérémonie, le choix des participants aux relais canadiens a été annoncé. Catastrophe, les choix sont fonction des résultats du 15 km et non pas du 30 km et du 15 km. Je ne défendrai pas le trifolié. Tant pis, je dormirai moins stressé cette nuit.

28 février — Carole a une bronchite inquiétante et va aller voir le médecin. Moi, je flâne dans le village à la recherche d’un livre de pains que je n’aurais pas dans ma collection. On fait notre pain et on est à l’affût de toutes nouvelles recettes.

Dans l’après-midi, après un petit tour de ski, j’ai ouvert mon sac de sport. L’odeur m’a expédié au  » laundromat « . Une maman autochtone et ses enfants occupent la place. La famille monopolise huit laveuses et douze sécheuses. Pour passer le temps, j’ai discuté avec Diane [Chayer] qui, elle aussi, attend pour jouer les lavandières. J’ai fait un petit saut à la Maison des vins. La qualité saute aux yeux : ascenseur, fantastique collection de bières et de vins. Si Gaston [Leblanc] avait été là, il m’aurait renseigné sur la spécialité viticole de l’Ouest : le  » Ice Wine « .

De retour au  » laundromat « , les douze sécheuses ronronnent encore. Je sécherai ma collection de sous-vêtements sur mes bâtons de ski.

1er mars — Le jour des relais. N’y participant pas, je vais encourager nos athlètes. Avec Clément [Drouin] on fait des va-et-vient entre deux endroits stratégiques et on crie comme des malades. Pour le passage de Pierre [Harvey] j’avais préparé mon texte :  » Vas-y Pierre, c’est excellent, tu es en avance sur tout le monde, encore une bosse et ça descend jusqu’à l’arrivée.  »  » Le voilà.  » Ça c’est Clément qui me prévient. J’ai eu le temps de dire  » Vas-y P… « . Il restait un peu de poussière sur la piste. Il était passé. C’est le skieur le plus agressif, avec un tempo d’enfer et une puissance incroyable : un grand champion.

J’oublierais certainement des noms si je félicitais individuellement les skieurs, alors bravo à tous. Épuisé par les encouragements, je suis allé me reposer et choisir un restaurant pour le souper.

 » Family Restaurant « . Ça a l’air typique de l’Ouest. Le menu aussi : soupe aux pois de l’Ouest, salade César de l’Ouest, fetuccini Alfredo de l’Ouest, Struedel aux pommes de l’Ouest, expresso de l’Ouest et bière allemande de l’Ouest. Quel dépaysement. L’Ouest c’est vraiment une autre culture. En fin de repas, Gaston et Gaëtan sont venus prendre un café [de l’Ouest] et refaire le monde [de l’Est et de l’Ouest].

2 mars — Encore une journée de congé. IMCO au complet va faire du tourisme. Direction Spray Lake. Les pistes de ski de fond y sont superbes, de même que l’environnement. Dîner à Engadin Lodge, face au Cervin de la Colombie-Britannique. C’est un chalet suisse avec des prix suisses pour les pâtisseries et le café. On a failli perdre Sylvie [Berthiaume] qui, subjuguée par le charme du paysage et celui de l’hôtelier, est à la limite d’abandonner la compétition pour se transformer en  » bed and breakfastière « . Au retour, devinez qui on a rencontré ? Gaëtan et Gaston avec Clément. Ils nous espionnent, ils aimeraient bien savoir les secrets du fartage de la fameuse équipe de Montréal.

3 mars — Le grand jour : 50 km. Je ne peux plus résister, je vais vous raconter ma course.

Supposons que le départ ait été donné. Comme d’habitude, je suis dernier, sur la dernière ligne. Je n’ai donc que 63 coureurs à rattraper. Oh la la ! Je viens de réaliser que j’ai oublié de visualiser ma course. Tant pis pour l’imagerie mentale, je la ferai à l’arrivée.

La piste est très sécuritaire, tracée par un spécialiste. À chaque virage un peu serré, une plaque de glace est placée de façon à éjecter le coureur dans le bois, ce qui lui évite de tomber sur les traces et de nuire aux skieurs qui suivent.

Les kilomètres se suivent à une allure d’enfer. Des encouragements fusent de partout. Bien entendu, il faut connaître la signification de chaque cri. Je vous en livre quelques-uns :

  •  » Go Go  » : ça veut dire que le crieur est démodé, on doit dire  » Hop ! Hop ! « .
  •  » Hop ! Hop !  » : ça veut dire qu’un Canadien va te doubler dans quelques secondes.
  •  » Ya Ya Ya  » : ça veut dire qu’un Allemand ou un Russe va te doubler.
  •  » Pot Pot  » : ça veut dire que tu t’es trompé de piste, tu es sur la rue Saint-Denis.
  •  » Vroum ! Vroum !  » : ça c’est une motoneige qui va te doubler.
  •  » Vas-y, tu glisses bien, lâche pas, encore quelques montées et ça redescend. Dans deux tours c’est fini  » : si tu entends tout ça, tu ne vas pas bien vite.
  •  » Skie technique  » : ça veut dire que tu as l’air vidé. Essaie de finir ta course, ne t’occupes pas du reste.
  •  » Tu es premier  » [en langue de l’Est] : ça veut dire que le premier de la catégorie qui te suit va te laper.

Ma technique était simple. Premier tour : observation des compétiteurs. Deuxième tour : j’en double quelques-uns. Troisième tour : j’ouvre la machine. Ça n’a pas fonctionné. Au premier tour les compétiteurs étaient devant moi, je n’ai pas pu les observer. Au second tour, c’est plutôt moi qui étais doublé par ceux qui me lapaient. Au troisième tour, l’acide lactique a arrêté la machine. Dans la dernière côte, j’arrive au sommet, à demi-inconscient. Une surprise m’attend. Le spectre de mon gourou, Alfred [Fortier] est là qui m’encourage.  » Vas-y mon Paul, bonne nouvelle, tu n’es pas deuxième « . Enfin ! la récompense de deux années d’entraînement : je ne suis pas deuxième, je n’en crois pas mes oreilles.  » Merci gourou Fred « . Le spectre a disparu et j’ai volé vers l’arrivée. Pour faire sérieux, je me suis effondré et j’ai bavé. Kleenex, yogourt, bec. Voilà, c’est fini.

J’ai rangé mes affaires, dit bye-bye à la salle de fartage numéro 6 et je suis allé me préparer pour le banquet.

Comme il faut avoir l’air western, j’ai mis ma montre à l’heure de l’Ouest. Ça se déroule dans un aréna avec de vrais cow-boys et tous les skieurs. Les pays sont invités à aller remplir leurs assiettes dans l’ordre. Le Canada en premier : normal on reçoit. La Russie en dernier : normal, les Russes ont l’habitude des files d’attente.

Mes meilleurs souvenirs :

  • Le B1 [bébé de 0 à 1 an] qui était à notre table. Il faisait des sourires à tout le monde. Il doit aimer la musique western.
  • L’inscription  » Ni nourriture ni boissons sur la patinoire « . On était un millier en train de souper sur ladite patinoire.
  • La quantité gargantuesque de nourriture ingurgitée par les deux jumeaux skieurs dont je tairai le nom [autrement ils seront exclus de tous les autres banquets].
  • La remise des médailles et les acclamations. Surtout pour Pierre [Harvey] qui a récolté plusieurs titres mondiaux.
  • Les  » au revoir « , les  » à bientôt « , les  » bye-bye  » à tous les amis, à tous les compétiteurs qui, un peu tristes, savent que la fête vient de finir.

Je n’ai pas eu de titre mondial, mais mes performances sont remarquables. Je suis le seul Canadien qui ait été 5e dans le 30 km libre. Je suis le seul Canadien 15e dans le 15 km classique. Je suis le seul Canadien 12e dans le 50 km libre. Avec un tel palmarès, les commanditaires vont se bousculer à ma porte. Je préviens tout de suite Monsieur Toko de l’Est : s’il veut m’offrir la belle veste jaune, j’aimerais le savoir au plus vite; je changerai mes Atomics bleus et roses pour des Rossignols jaunes, les couleurs se marieront mieux.

Dans l’avion du retour de beaux souvenirs ont meublé mon rêve :

  • Le sourire de Normand [Mireau] à la fin de son 50 km classique.
  • Les conseils de fartage d’Aloïs [Voitchovsky].
  • Le Norvégien qui a le même costume que Gaëtan [Marchand].
  • Les séances de fartage avec René [Dufour].
  • Les encouragements de Michèle [Levasseur].
  • La bonne humeur contagieuse de Robert [Giguère].
  • Les conseils touristiques de Pierre [Bernatchez].
  • Les conseils culinaires de Diane [Bouchard].
  • La bonne humeur d’Andrée [Dufour].
  • Les blagues des frères Robert Ronald [Faltus].
  • Et les becs [de Carole].

Bye-Bye !

Avril 1995

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